Les secrets de production de Ain’t no Grave, album posthume de Johnny Cash
Le son des six American Recordings de Johnny Cash m’a toujours fasciné, particulièrement les derniers de la série. On avait déjà évoqué dans un précédent article la rencontre entre le producteur Rick Rubin et Johnny Cash et les témoignages qu’ils ont pu faire l’un et l’autre à propos de ces sessions. Mais cette interview sur laquelle je suis tombé de David R Fergusson (crédité en preneur de son sur le 1, ingénieur du son sur le 2, et ingénieur du son / mixeur sur les 3, 4, 5 et 6) amène un éclairage beaucoup plus précis sur la création des deux derniers disques (posthumes) et en particulier sur la chanson Ain’t No Grave, qui ouvre le dernier album sorti en 2010. Une véritable mine d’informations, sur la chronologie des enregistrements, sur les instruments utilisés, sur le matériel de prise de son et de mixage, qui permet notamment de se rendre compte que derrière la simplicité apparente des morceaux se cache un processus de production plus complexe que ce qu’on aurait pu croire. Il m’a semblé que ça intéresserait probablement certains de pouvoir en lire une version en français, voici donc une traduction de l’interview originale. Alors à votre avis quel micro et quel compresseur sur la voix de Cash ? Et comment sont arrivés les bruits de chaînes si emblématiques de ce morceau ?
Bonne lecture !
Sound On Sound / Juin 2010 / Paul Tingen
Entendre Johnny Cash chanter le standard de gospel Ain’t No Grave (can’t hold my body down) plus de six ans après sa mort est une expérience saisissante, même pour ceux qui n’ont jamais connu l’homme personnellement. Alors pour ceux qui l’ont connu et qui ont travaillé avec lui, l’effet était encore plus fort. David R Ferguson, l’un des ingénieurs du son les plus respectés de Nashville et collaborateur de longue date du chanteur, était l’ingénieur du son et le mixeur principal du sixième volet de la série American Recordings produite par Rick Rubin, American VI : Ain’t No Grave. L’ingénieur du son se souvient : « John était parti et il était là, en train de nous chanter « Aucune tombe ne pourra retenir mon corps ». Quand nous avons commencé à mixer cette chanson, tout le monde sur le projet avait littéralement la chair de poule sur les bras. C’était vraiment incroyable. »
Les sessions de mixage ont eu lieu au printemps 2006, au studio de Rick Rubin à Los Angeles (l’Akademie Mathematique Of Philosophical Sound Research). Elles ont conclu plusieurs mois de sessions d’enregistrement et de mixage, au cours desquelles toute une équipe de techniciens et de musiciens a travaillé pour créer un écrin à un ensemble d’enregistrements vocaux de Cash. Ces enregistrements avaient été réalisés à Nashville par Ferguson entre mai 2003 et la mort de Cash en septembre de la même année. Cash avait 71 ans et avait reçu un diagnostic de dystonie neurovégétative quelques années plus tôt. La maladie l’avait laissé confiné à la maison et, pour couronner le tout, en mai 2003, son épouse et partenaire de 35 ans, June Carter Cash, était décédée. Au cours des quatre mois qui lui restaient, Cash était en deuil et, sa santé se détériorant, il savait que son temps était limité.
Au cours de ses dernières années, Cash avait trouvé une certaine forme de réconfort dans le fait d’enregistrer, et aussi, vraisemblablement, dans le statut d’icône qu’il avait atteint dans les années 90. Après la mort de sa femme, sa situation est devenue vraiment désespérée et il a redoublé d’efforts en studio, enregistrant les voix des chansons publiées à titre posthume sur American V : A Hundred Highways (2006) et sur American VI : Ain’t No Grave (2010).
Ferguson: « Au cours des derniers mois de sa vie, Johnny enregistrait beaucoup. C’était presque une chose quotidienne. Johnny est tombé malade, puis sa santé s’est un peu améliorée, et il semblait que jouer et chanter était la seule chose qui lui faisait oublier tout ça. Ses mains ne fonctionnaient plus très bien – il ne pouvait pas sentir ses doigts au cours de ces derniers mois – et ça lui était insupportable tellement il voulait jouer de la guitare. Mais il ne pouvait tout simplement pas. Il a joué un peu de guitare sur la dernière piste de l’album, Aloha Oe, mais à part ça, nous nous sommes concentrés sur l’enregistrement de sa voix. Il y a deux pistes sur American VI qui sont juste Johnny et sa guitare, A Satisfied Mind et Cool Water, et je les avais enregistrés pendant la période American III : Solitary Man (2000). Rick a estimé que ces deux chansons étaient vraiment spéciales et il a attendu le bon moment pour les sortir. C’est un très grand producteur et il ne sort des choses que quand il sent que le moment est venu. En fait, quand American V est sorti, j’ai été surpris par ses choix de pistes, parce que je pensais qu’il y aurait Ain’t No Grave et Redemption Day. ”
Les enregistrements de Nashville (2003)
Photo de 1988 : De gauche à droite, Jack Clement (le joueur de Slide sur Aloha Oe), Johnny Cash, Roy Acuff et le jeune ingénieur du son David R Fergusson
Ain’t No Grave et Redemption Day de Sheryl Crow sont sans doute les titres les plus remarquables d’American VI, ce qui est probablement la raison pour laquelle Rubin les a retenus pour le dernier disque. Mais peut être que Rubin a surtout estimé que la chanson Ain’t No Grave n’était pas tout à fait terminée : comme nous le verrons, le producteur a retravaillé le mix final de 2006 de Ferguson, en ajoutant plusieurs années après les sons très caractéristiques de chaines, de bruits de pas et de banjo. Ces derniers ajouts ont été la conclusion d’un long voyage pour les morceaux d’American V et VI, aussi simples, intimes et spontanés qu’ils puissent paraître. Au départ, de simples enregistrements en petit comité à Nashville et à l’arrivée un vaste processus de post-production à Los Angeles.
« Après la mort de June, John a brièvement travaillé avec leur fils John Carter Cash sur un album hommage à la famille Carter, mais peu de temps après, nous sommes revenus aux American Recordings. Il était difficile pour John de se déplacer, alors nous avons apporté le matériel d’enregistrement jusqu’à lui. Il pouvait décider qu’il était plus facile d’enregistrer dans la salle ronde de sa maison donnant sur le lac, ou plutôt chez sa mère de l’autre côté de la rue (où nous avons enregistré Aloha Oe), ou encore dans le studio de John Carter Cash (Cash Cabin Studios). Tout ces endroits étaient à quelques centaines de mètres les uns des autres. Je mettais en place l’équipement, et John ou moi appelions ses musiciens préférés et nous enregistrions. Rick est venu pour une de ces sessions, et ça a vraiment illuminé l’esprit de Johnny. Il y avait un grand respect mutuel entre eux. »
Un autre aspect surprenant des enregistrements pour American V et VI est que, à part la voix de Cash, très peu des enregistrements de Nashville ont été gardés sur les masters finaux. « Le but des enregistrements de Nashville était d’obtenir la voix de Johnny, la tonalité et le tempo. Rick aime avoir la main sur les morceaux, donc nous avons ensuite emmené les enregistrements à Los Angeles où Rick a réuni son propre groupe. Nous avons changé si radicalement le groove de chaque chanson que les prises instrumentales originales ne fonctionnaient plus. Le processus de Nashville était de se concentrer sur l’enregistrement du chant de Johnny avec des musiciens qu’il aimait. Quelques instrumentaux restent sur les albums finaux, comme la guitare de Pat McLaughlin et la guitare slide de Jack Clement sur ‘Aloha Oe’ : le jeu original était très intime, et de toute façon on n’efface pas une prise de Jack Clement ! À Los Angeles, nous avons ensuite ajouté quelques éléments aux pistes instrumentales originales de cette chanson. »
Cash chantait très doucement et préférait être dans la pièce avec ses musiciens de Nashville; cela a mis à rude épreuve les compétences de Ferguson en tant qu’ingénieur du son. « J’avais besoin d’une séparation suffisante entre la voix de Johnny et les musiciens, et la meilleure façon d’y arriver, c’est d’utiliser des microphones proches et des instruments jouant doucement – il n’y a pas de batterie sur cet album, ce qui rendait ça beaucoup plus facile. Parfois, nous enregistrions le groupe d’abord et il enregistrait sa voix dans un second temps, mais ce n’était pas très fréquent. Johnny avait sa propre cabine dans le studio, mais il ne voulait pas utiliser d’écouteurs, il voulait entendre les vrais instruments et il voulait vraiment être au milieu d’eux. Il chantait très doucement, à peine un chuchotement, alors j’ai rapproché son micro au maximum et j’ai fait la même chose pour tout le monde, j’ai installé de bons paravents et j’ai prié ! De nos jours, avec la nouvelle technologie, vous pouvez très facilement effacer tous les silences entre les paroles, et si vous ne changez pas le tempo plus tard, la repisse ambiante disparaîtra en quelque sorte. »
Toutes les sessions de Nashville de 2003 ont été enregistrées sur Pro Tools, à 24 bits / 48 kHz, à l’aide de micros et de préamplis de choix. « J’ai utilisé un Neumann U67 sur la voix de Johnny pour la plupart des chansons, dans certains cas un U87, et parfois un AKG 414. Cela dépendait de la pièce dans laquelle nous enregistrions. Le micro passait ensuite par un préampli micro Urei 6176, puis directement dans Pro Tools. C’était tout. Je n’ai pas utilisé de limiteurs ou de compresseurs. Dans le passé, j’avais aussi parfois enregistré Johnny chez lui en Jamaïque, où j’enregistrais sur un Roland 2480 et utilisais les mêmes micros et préamplis, mais je ne suis pas sûr de ce qui a été gardé de ces enregistrements. »
Les enregistrements de Los Angeles (2005)
De gauche à droite : Matt Sweeney, Mike Campbell, Benmont Tench, Rick Rubin et Dan Leffler.
Deux ans après la mort de Cash, Rubin a décidé de travailler sur les sessions de 2003 pour la sortie de ce qui allait devenir les albums American V et VI. Fin 2005, Ferguson s’est donc rendu au studio de Rick Rubin, où il a rejoint une vraie petite équipe. Rubin avait invité un groupe composé de joueurs renommés comme les guitaristes Mike Campbell (Tom Petty & the Heartbreakers), Smokey Hormel (Beck, Tom Waits) et Matt Sweeney (Dixie Chicks, Neil Diamond), ainsi que le claviériste Benmont Tench (Heartbreakers, U2, Dylan) dans le studio, et enfin le guitariste / claviériste Jonny Polonsky venant à l’occasion pour y ajouter ses idées. Le groupe d’ingénieurs du son présents comprenait Greg Fidelman, Dan Leffler, Phillip Broussard et Paul Fig.
Ferguson: « Beaucoup de gens sont impliqués dans la création des disques de Rick Rubin, donc je ne veux pas agir comme si j’étais le grand héros. J’étais l’ingénieur principal et le mixeur, mais cela ne veut pas dire grand-chose. Il y avait vraiment des supers ingénieurs sur cet album, des gars qui ont beaucoup travaillé pour Rick dans le passé. Dan Leffler est fantastique, tout comme Philip Broussard, et Greg Fidelman est un ingénieur et mixeur de classe mondiale. Il y avait tellement de mix à faire sur ces deux derniers disques, et nous travaillions sur le projet depuis si longtemps, que nous nous sommes retrouvés dans un temps critique vers la fin, et avons pris un autre studio où Greg a mixé quelques morceaux. »
« Nous avions le groupe en cercle dans la même pièce, tandis que le B3 de Benmont était dans le couloir et sa Leslie dans le garage, donc ils étaient isolés et nous avons pu avoir un très bon son. Jonny Polonsky n’était pas là, il a enregistré a posteriori. Nous avons commencé par un clic et la voix de Johnny dans leurs casques, et Rick assis derrière sa console Neve, guidant le groupe, sur le genre de sentiment ou d’humeur qu’il cherchait. Nous avons ensuite fait beaucoup de prises différentes. L’une des raisons pour lesquelles ces enregistrements ont été si longs à faire c’est qu’il fallait ensuite écouter chaque note de chaque prise, choisir les meilleurs morceaux et les compiler. C’était très chronophage et parfois on s’y perdait. Finalement, lorsque nous avons fini toute l’édition, nous avons consolidé les pistes pour nous assurer que rien ne se déplaçait accidentellement. C’est la raison pour laquelle la fenêtre d’édition de Pro Tools pour Ain’t No Grave a l’air si bien rangée ! ”
La prise de son
Cette capture d’écran de Pro Tools montre toutes les pistes qui ont été utilisées dans le mix de la chanson Ain’t No Grave, à l’exception des overdubs de dernière minute de Rick Rubin. 19 pistes d’instruments, une piste de voix, et une piste SMPTE.
Ferguson reprend la session de haut en bas, expliquant qui est quoi et comment cela a été enregistré. « La piste de clic et certaines des pistes de Nashville sont en fait au-dessus de la piste vocale en haut, mais vous ne pouvez pas les voir sur cette capture d’écran. La piste vocale elle-même est appelée » New Vocal RR « car il s’agit d’un nouveau montage vocal, et RR signifie qu’il a l’approbation de Rick Rubin. Une grande partie du montage (vocal et autres) a été fait par d’autres ingénieurs, comme Greg et Dan dans une autre pièce. Le terme de montage n’est pas un mot assez noble, car il y a un vrai art à faire ça, et Greg est un des meilleurs au monde. Les voix de Johnny ont été assemblées à partir de deux ou trois prises, et Greg était toujours en train de monter et, si nécessaire, de « tuner » les voix même lorsque j’étais déjà en train de mixer. Il y a pu avoir de minuscules problèmes de timing, et il fallait alors entrer dans la forme d’onde, mettre en évidence les choses et donner quelques petits coups, manuellement, au feeling. En faisant en sorte que les choses ne sonnent pas robotiques. »
« La piste en dessous du chant est la guitare acoustique de Smokey Hormel. J’ai enregistré toutes les guitares acoustiques avec des microphones Neumann KM64, et parfois un KM84. Je m’en souviens parce que j’utilise ces microphones tout le temps ! Les micros passaient directement par la Neve 8068 de Rick, qui sonnait très bien. J’ai tout enregistré droit, sans effet ni traitement à la prise. Vous placez les micros pour obtenir le son que vous voulez, point. Vous aurez tout le loisir de le soigner par la suite. En dessous de la piste de guitare, il y a deux très bonnes parties de clavier jouées de Jonny Polonsky sur les orgues Conn et Farfisa. Rick voulait quelque chose dans la partie instrumentale, et Jonny a rajouté ces parties solos après que le groupe ait enregistré les rythmiques. J’ai enregistré les orgues avec les Neumann KM184 de Rick, toujours à travers la console. »
La piste suivante peut faire soulever quelques sourcils, et Ferguson rigole: « Oui, c’est un sifflement de bande. Laissez-moi vous expliquer ! De temps en temps j’utilise ça. C’est subliminal en analogique, et cela aide vos oreilles à s’habituer au numérique. Le sifflement de la bande aide vraiment à masquer les montages. De plus, lorsque quelqu’un arrête de chanter, l’air autour de lui change. Avec Johnny chantant si doucement, nous avons laissé le son de la pièce où nous pouvions, mais dans certains cas, quand la repisse était gênante, nous avons dû insérer du silence lorsqu’il ne chantait pas. Le sifflement de la bande aide à masquer ces choses. C’est l’un de mes trucs, et je pense que la plupart des morceaux de l’album ont un sifflement de bande. Cela peut sembler être une connerie, mais ça semble fonctionner ! Cela enlève vraiment le côté abrupt de certaines éditions. »
Le groupe au travail : Smokey Hormel devant, et de gauche à droite : Mike Campbell, Johnny Polonsky et Matt Sweeney
« Au-dessous du sifflement de la bande se trouve une piste de basse slide, qui a été jouée par Smokey sur une basse en forme de guitare acoustique – les gars ont beaucoup changé d’instrument. J’ai enregistré cela avec le KM64 et encore via la Neve, pas de compression. Smokey a fait preuve de génie en ramenant cette partie, car cela rend le morceau encore un peu plus effrayant. Nous avons ensuite réamplifié la partie de basse slide via un vieux Fender Pro Bassman des années 50, que j’ai enregistré avec un SM57. Sur les gros amplis de guitare, j’utilise toujours ce micro. J’ai couché la basse réamplifiée sur une piste séparée, en dessous, et entre les deux se trouve une piste SMPTE pour l’automatisation Massenburg Flying Faders de la console Neve. En dessous, il y a deux pistes de piano, attribués à Jonny, mais ça pourrait être une erreur, je pense que c’est Benmont qui a joué ça. Le piano à queue de Rick est à l’étage, et j’ai utilisé deux micros à ruban Royer R121 dessus, encore une fois directement dans le Neve. »
« J’ai ajouté les cloches. Il y a ces cloches de cathédrale dans le studio de Rick, six pieds de haut et six pieds de large, et Dan Leffler et moi les avons essayées et enregistrées avec un U67 – lors de l’enregistrement des cloches de cathédrale, vous devez utiliser un micro avec une large directivité ! La guitare électrique a été jouée par Matt Sweeney, et elle passait probablement par le même ampli Fender Bassman et encore le SM57. Matt a également joué un dobro National Electric, que j’ai à nouveau enregistré via le Bassman, et avec deux SM57 pour obtenir une partie stéréo. Ensuite, il y a l’acoustique de Jonny, qui est une guitare à 12 cordes, enregistrée avec un KM64 ou 84. Vous pouvez voir que j’ai dupliqué cette partie ci-dessous, ce que je fais parfois pour obtenir une partie en stéréo. Je duplique et je décale l’une des parties de sept millisecondes, puis je les panoramique. Pourquoi sept ? Je ne sais pas, cela semble la bonne durée pour moi. Ça suffit pour donner une sensation de stéréo sans que cela ressemble à un delay, et aussi assez pour éviter les problèmes de phase. Sept millisecondes, ça semble fonctionner pour tous les instruments. C’est probablement un non-sens de «stéréoïser» quelque chose de cette façon, mais pour moi il n’y a pas de bien ou de mal. La fin justifie les moyens. En dessous se trouvent deux pistes de hautbois Chamberlin, enregistrées en DI dans la console et regroupées sur une piste en dessous; et enfin un Wurlitzer, joué via le même Bassman pour obtenir une légère distorsion, et enregistré avec le même SM57. Tout en bas se trouve le mixage stéréo numéro neuf, qui est le dernier que nous ayons fait, mais pas nécessairement celui qui a été utilisé. »
Le Mixage (2006)
Ferguson a du mal à estimer le temps passé à travailler sur Ain’t No Grave, car ils ont parfois travaillé sur plusieurs chansons en même temps, mais il estime ça à environ 10 jours pour l’enregistrement et l’édition et deux ou trois jours pour le mixage.
« Je ne peux pas dire exactement. Mais cela a pris beaucoup de temps. Vous pouvez passer cinq ou six heures à enregistrer de la musique, puis vous ajoutez des overdubs, puis vous vous amusez avec, vous les triturez, et progressivement ça devient une vraie peinture. Le problème était que Rick devait tout approuver et il devait aussi entendre chacun des différents mix que nous tentions, mais il n’était pas toujours là. Parfois, il était parti produire Linkin Park ou les Red Hot Chili Peppers. Il écoutait notre travail soit dans sa pièce à l’étage, soit dans sa maison à Malibu. Dans ce cas-là, soit je me présentais avec un CD, soit je lui envoyais le morceau via Internet en pleine résolution, et il l’écoutait sur ses enceintes à 50 000 $! Bien sûr, Rick devait également arriver à se mettre dans le bon état d’esprit pour pouvoir juger quelque chose d’aussi intime. Donc, parfois, nous attendions son approbation, et nous pouvions travailler sur autre chose en attendant. Rick a une très bonne mémoire, et il peut dire : « Je me souviens qu’il se passait quelque chose de différent dans cette chanson à ce moment-là », alors dans ces cas-là, tu reviens en arrière et tu te rends compte qu’il a raison. Il y avait donc beaucoup de va-et-vient. Mais généralement, lorsque Rick dit qu’un mix est terminé, il est terminé. Vous n’avez plus à vous en soucier et vous pouvez passer à une autre chanson. »
« J’ai mixé sur sa Neve 8068 – 32 voies, parce que je préfère mixer sur une console, et parce que c’est comme ça que le studio de Rick est configuré. Je mixerais sur un ordinateur si je devais, mais la Neve de Rick sonne super bien, et quand j’en ai l’occasion je préfère rester loin des plug-ins et utiliser les vraies machines. J’utilise des plug-ins de temps en temps, et je les utilise dans mon propre studio à Nashville, le Butcher Shoppe, parce que je n’ai pas beaucoup de périphériques. Mais si vous pouvez vous payer la vraie machine, utilisez-la. Certains plug-ins font des choses que les vraies machines ne peuvent pas, comme par exemple faire des égalisations très précises, mais en même temps on se retrouve vite avec des choses un peu floues ou à récupérer des sifflantes avec des égaliseurs et des limiteurs en plug-in. Il n’y a rien de tel qu’un vrai limiteur, et quand il fait son travail correctement, vous avez l’impression qu’il n’y a aucun effet alors qu’il est bien là. Les limiteurs sont comme les voitures, si vous y mettez le prix, vous aurez quelque chose de bien. »
« Les morceaux des American Recordings semblent très simples, mais les mixer a été beaucoup plus compliqué que de simplement monter les faders. Normalement, lorsque je mixe, je commence par la batterie, puis j’ajoute la basse, et ainsi de suite, et globalement le truc qui vous guide c’est le groove. Souvent, lorsque vous êtes en studio pour enregistrer un groupe, le groove est là mais vous revenez une semaine plus tard, vous rouvrez la session et c’est parfois difficile de retrouver ce groove, ce feeling rythmique. Quand j’ai attaqué les mix des American V et VI, je suis donc parti de ce qui pouvait se rapprocher le plus d’une section rythmique, donnant ce groove, généralement les guitares. Mais quand j’ai commencé à faire ces mix, Rick n’arrêtait pas de me dire : « Monte la voix, monte la voix ». Il y a plusieurs zones dans lesquelles on peut placer la voix dans un mix. Il y a une zone arrière et amincie qui fait sonner le groupe plus fort, et puis une zone avant qui va mettre la voix en valeur mais qui rend le son du groupe un peu plus doux. L’enjeu de ces morceaux était clairement la voix, c’est elle qui est au centre de tout. Et dans cette logique, la voix de Johnny Cash s’est retrouvée très forte et très devant sur tout l’album. »
Fergusson et Johnny Cash (2002)
La chaîne de traitement sur la voix John a été décisive. Sa voix n’était vraiment pas forte, donc j’ai dû la compresser pour la rendre aussi forte que possible, et pour donner l’impression qu’il chantait plus que dans la réalité. J’ai fait passer sa voix à travers un limiteur Fairchild 670 puis à travers une EQ GML Massenburg puis à nouveau dans la console. Cela dépendait de la chanson, mais j’avais tendance à rentrer très fort dans le limiteur. Parfois, si j’entendais un effet de pompe avec un seul limiteur, je l’envoyais dans un deuxième et ça s’en allait. Sur les disques précédents, j’avais utilisé le limiteur RCA BA6A sur la voix de John, mais je suis tombé amoureux du Fairchild. De plus, le numérique n’est pas le support le plus chaud du monde, et j’essayais de réchauffer les choses autant que je pouvais. L’égalisation boostait un peu la zone autour des 4 kHz. Je me souviens que Rick a dit que ça devait être « plus clair mais pas plus clair » – ce que j’ai traduit par plus de médium-aigus, mais aucune amplification autour de 8 ou 10 kHz, car ça pouvait vraiment devenir moche. La plage 3/4/5k semblait faire sortir un peu plus les choses.
Faire en sorte que la voix de Johnny sonne bien était la chose la plus importante, et c’est seulement après cela que j’ai commencé à amener du groove avec les guitares acoustiques, puis les autres choses au fur et à mesure. La façon dont Rick crée des disques est de construire des choses, aussi loin que la dynamique nous le permet. Vous construisez quelque chose, vous le défaites et vous le reconstituez à nouveau. Nous avons essayé de créer une belle atmosphère pour cette chanson, et j’ai utilisé les égaliseurs de la console et des compresseurs [Universal Audio] 1176 sur probablement tous les instruments, et c’est à peu près tout. Il n’y a aucune réverb sur aucune des pistes. Chaque fois que j’ai essayé de mettre de la réverb sur un disque de Rick, il m’a dit « enlève-la ». J’ai eu du mal à m’habituer, mais cela a beaucoup de sens. Nous avons utilisé une seule fois une chambre de réverbération dans les Capitol Studios pour « The First Time I Ever Saw Your Face » [sur American IV: The Man Comes Around, 2002], mais c’est tout.
J’ai rendu les guitares acoustiques un peu plus brillantes, parce que les gars n’aimaient pas changer leurs cordes, et j’ai également creusé autour de 100 Hz, pour m’assurer que ça ne devenait pas bouillon. J’ai utilisé le plug-in Bomb Factory BF76 (émulation d’un 1176) sur la basse slide, ainsi qu’un limiteur Neve 33609, et je n’ai probablement pas utilisé la piste réampée.
Je pense que j’avais le même Neve 33609 stéréo sur les orgues Farfisa et Conn. J’ai utilisé ce limiteur Neve sur beaucoup d’instruments solos. J’avais aussi un plug-in Moogerfooger sur les cloches, car elles étaient si bien accordées que vous pouviez à peine les entendre. Un effet de phasing ajoutait un peu d’oscillation et vous pouviez les entendre un peu mieux. Quand j’ai mis les cloches dans le mix, le morceau a vraiment commencé à prendre cette atmosphère effrayante ! Je ne me souviens pas de tout ce que j’ai fait, car c’était il y a quelques années, mais il s’agissait principalement de bien faire cohabiter les instruments ensemble et je me souviens également que j’essayais d’égaliser sans mettre en solo. Parfois vous êtes obligé d’écouter une piste en solo, bien sûr, mais c’est une bonne idée d’égaliser un instrument dans son contexte musical plutôt qu’isolé. Si quelque chose sonne bien en solo, cela ne signifie pas forcément que ça va marcher avec le reste.
Pour finir, j’ai mixé sur une bande demi-pouce avec un Fairchild 670 sur le bus stéréo. Cela fonctionne vraiment bien, surtout pour les enregistrements un peu épurés. Mettre un limiteur sur le bus stéréo, réglé correctement, peut permettre d’aider vraiment le mix à sonner, sans que tout soit agglutiné. Au contraire, le son du groupe sera un peu remonté lorsque le chanteur ne chantera pas, ce qui permet d’avoir la voix très forte. Cela aide vraiment votre mix. Si le limiteur fonctionne bien, vous obtenez des transitions en douceur vraiment agréable, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’un Fairchild à 50 000 $ fonctionne vraiment très bien ! Nous reconvertissions ces mix immédiatement en numérique dans ProTools et nous gardions donc deux versions du mix, une sur bande et une dans ProTools. Pour éditer des mix différents ensemble, on envoyait à l’ingénieur mastering (Stephen Marcussen) les deux copies, avec les régions à garder notées sur la bande, pour qu’il sache exactement où éditer. Rick décidait ensuite quelle version utiliser, si les vieilles bandes d’un demi-pouce sonnaient mieux que les copies numériques. Le son sur bande change tout le temps, ça ne s’arrête jamais. Même après quelques semaines, le son peut sembler un peu plus flou. Nous faisons donc toujours une copie numérique au moment de l’impression d’un mixage sur demi-pouce.
Les derniers ajouts (2009)
A la fin de l’année 2009, Ferguson a reçu un appel de Rubin lui demandant de venir à Los Angeles et de ramener les mix de 2006, dans le but de sortir le dernier disque. « J’ai récupéré toutes les bandes et les ai emmenés dans la maison de Rick à Malibu. Quand je lui ai joué Ain’t No Grave, il a dit : « Ce n’est pas celui-là. Nous avons un meilleur mix que ça ! » Une fois encore il avait raison. Il est beaucoup moins impliqué que le preneur de son ou le mixeur : il garde du recul, ce qui signifie qu’il peut écouter sans penser au processus de création, ce qui est génial. Il travaillait avec les Avett Brothers à cette époque, et une fois que je lui ai retrouvé le mix qu’il voulait, lui et l’ingénieur Ryan Hewitt ont ajouté un banjo, des chaînes et des bruits de pas à mon mix de la chanson. Ce genre de chose n’est vraiment pas facile à faire, mais ils ont fait un excellent travail. »
Ce dernier ajout fut donc l’éclair de génie qui a conclu ce long processus de création, étalé sur six ans et demi. Cela a grandement contribué aux frissons que donnent la chanson-titre de l’album et à ce sentiment de garder Johnny Cash vivant. Ce n’est effectivement pas une tombe qui le retiendra.
Traduction de l’article de Paul Tingen paru en juin 2010 dans Sound On Sound https://www.soundonsound.com/people/secrets-mix-engineers-david-r-ferguson