Les sessions « American Recordings » racontées par Johnny Cash et Rick Rubin

En 1993, Johnny Cash, dont la carrière est au plus bas va faire une rencontre décisive, celle du producteur Rick Rubin, avec lequel il va enregistrer ses plus beaux disques, les « Americans Recordings » jusqu’à sa mort en 2003. Quatre albums paraissent de son vivant et deux à titre posthume. Il revisite ses propres chansons de manière très intime et reprend des morceaux d’artistes aussi divers que surprenant : Nine Inch Nails, Hank Williams, Depeche Mode, Tom Waits, Leonard Cohen, U2. Ces disques ont eu un énorme succès et ont contribué à faire connaître Johnny Cash aux jeunes générations. Comment le producteur des Beastie Boys et de Slayer a t’il réussi à ranimer la flamme d’un vieux chanteur country et à lui faire enregistrer ses disques les plus intimes et les plus dépouillés ?

 

La rencontre

Johnny Cash : « Rick Rubin est apparu dans ma vie en 1993. (…) Lors d’un concert à Los Angeles, Rick est venu me voir en coulisses. Je me suis assis et j’ai écouté ce qu’il avait à dire. Je l’intéressai comme artiste pour son label American Recordings (…) J’ai trouvé ça assez improbable. C’était le hippie ultime, chauve sur le dessus du crâne, mais avec des cheveux qui lui descendaient jusqu’aux épaules, une barbe qui semblait n’avoir jamais vu un peigne (c’était le cas), et plus débraillé qu’un poivrot. Pour couronner le tout, son label était entièrement consacré au rap, au métal et au hard rock : les Red Hot Chili Peppers, les Beastie Boys ; une musique jeune, urbaine. De plus j’en avais marre d’auditionner pour tel ou tel producteur, et la perspective de me voir remodelé en espèce de « numéro rock » n’avait pour moi aucun intérêt. Même si ce type connaissait mon travail, même s’il m’avait tenu un bon discours, et même si j’avais distingué quelque chose en lui – après la rencontre j’ai dit à June qu’il parlait un petit peu comme Sam Phillips -, je ne pris pas ça au sérieux. Il n’y penserait bientôt plus ou son attention se détournerait vite, comme c’est courant dans ce business. Je me trompais. (…) »

« Je lui ai demandé de quelle manière il comptait procéder pour m’enregistrer. Que ferait-il que les autres n’avaient pas tenté ?

– Moi, rien, m’a-t-il expliqué. C’est vous qui allez le faire. Vous allez venir chez moi, vous allez vous asseoir dans mon salon, prendre une guitare et vous mettre à chanter. Au bout d’un certain temps, si vous le souhaitez, nous allons brancher un magnéto, et vous allez essayer tout ce que vous souhaitez enregistrer depuis toujours, plus vos propres chansons, plus de nouveaux morceaux que, peut être, je pourrais suggérer, si vous pensez pouvoir les utiliser. Vous allez chanter ce que vous aimez le plus et, là-dedans, nous allons chercher la « chanson-déclic » qui va nous indiquer la direction à suivre (…) »

« Là il éveillait vraiment mon attention. Son idée rejoignait directement le vieux désir que j’avais de réaliser exactement ce genre d’album : une collection de chansons parmi mes préférées, enregistrées de façon très intime avec juste ma voix et ma guitare, comme s’il était minuit, et que vous et moi étions dans la même pièce, seul à seul. (…) »

« -Je ne veux pas enregistrer sur ton label pour être marketé « scène alternative » ou « rock n’ roll », ai-je expliqué à Rick. Je ne me fais aucune illusion, ni sur ce que je suis, ni sur mon âge, ni sur la difficulté à combler le fossé qui me sépare de tous ces jeunes. Cela ne l’inquiétait pas. »

 

Rubin-Petty-Cash

 

Les premières sessions

Johnny Cash : « Je suis allé chez Rick, dans sa maison. Trois soirs de suite, nous nous sommes installés dans le salon, et j’ai chanté mes chansons pour son microphone. Dès que j’ai eu fini j’ai eu une vive excitation. L’idée d’un album réalisé de cette façon s’était mise à me séduire énormément ; maintenant, je réalisais que ça pouvait marcher, que ça pouvait voir le jour. (…) »

Rick Rubin : « Une grande partie de mon travail est de créer un environnement dans lequel l’artiste se sente en sécurité, afin qu’il puisse s’autoriser à être plus vulnérable. Il y a quelque chose de très beau à voir quelqu’un s’autoriser à être vulnérable. Je pense que c’est ça, plus que tout autre chose, mon boulot. »

« Au début, nous avons fait des démos acoustiques dans mon salon. Après cela, nous sommes allés dans différents studios, avec différents musiciens et essayé des chansons de manière différentes. Finalement, après beaucoup d’expérimentations, on s’est regardé et on a décidé qu’on préférait les trucs acoustiques – ces premières démos – à n’importe quel autre enregistrement que nous avions fait. On a donc décidé que ça devait être ça le premier album. »

« On amenait chacun tout ce qu’on avait. J’envoyais à Johnny des Cds qui contenaient parfois 30 chansons, parfois une seule. C’était soit des choses qui me semblaient pouvoir lui plaire, soit qui me semblaient appropriées. Ensuite il m’appelait et me disais : « J’aime bien ces quatre là » ou « j’aime beaucoup celle ci ». Et il m’envoyait des chansons, et je lui disais lesquelles j’aimais et pourquoi, et lesquelles je n’aimais pas et pourquoi. Il s’agissait de trouver un terrain commun dans lequel nous aimions tous les deux les chansons. »

Johnny Cash : « Ca a été une grande expérience. J’ai ramené ma musique au plus profond de ses racines, revenant au cœur des choses, et j’ai enregistré près d’une centaine de chansons. Ensuite, nous les avons écoutées une par une, identifiant celles qui avaient le feeling intimiste que nous cherchions, cette impression de se trouver seul à seul, tard dans la nuit. A titre d’expérience, nous avons ajouté de l’instrumentation, mais finalement jugé que ça marchait mieux quand j’étais seul. (…) Pas de réverb’, pas d’écho, pas de slapback, pas d’overdubbing, pas de mixage, simplement moi en train de jouer de la guitare et de chanter. Je n’ai même pas utilisé de médiator : la moindre note de cet album est sorti de mon pouce. »

 

 

Interprétation et parti pris

Rick Rubin : « Je crois qu’il essayait de s’approprier les morceaux. Il les lisait et je ne crois pas qu’il se souciait vraiment de quelles étaient les intentions de l’auteur. C’était plutôt : « Comment cette chanson me touche, et comment je peux transmettre cette humeur, cette émotion que je ressens dans ma version de cette chanson ? » Il était vraiment un maître dans l’art de prendre une chanson – même une que vous connaissiez très bien – et de l’imprégner profondément comme un vrai narrateur. Même si vous l’aviez entendue des centaines de fois dans votre vie, quand il la chantait, tout d’un coup vous la compreniez, ou vous lui découvriez un autre sens, ou vous la preniez plus sérieusement. »

« Il y a beaucoup d’exemples, mais pour moi celui le plus marquant a été «Bridge Over Troubled Water ». J’ai entendue cette chanson toute ma vie, mais avant de l’entendre chantée par Johnny, je n’avais compris de quoi elle parlait. Tout d’un coup, les mots ont pris un sens beaucoup plus sérieux. Beaucoup de gens ont ressenti ça à propos de « One », la chanson de U2. Ils ont dit que quand Johnny l’avait chanté, les mots sont devenus vrais, de manière très différente de ce qu’ils avaient entendu jusque là. »

« The First Time Ever I Saw Your Face », que nous avons enregistré pour American IV, est une chanson d’amour, mais je lui ai dit de ne pas la chanter comme si c’était une chanson d’amour adressée à une personne mais une chanson d’amour adressée à Dieu. Cette idée l’a beaucoup inspiré et lui a donné un point de vue. »

Bilan

Rick Rubin : « Les objectifs que nous avions étaient très nobles. Nous voulions tous les deux faire le meilleur travail possible, et il y avait très peu de pensées « commerciales » dans la démarche. C’était vraiment une question d’art, et d’amour des bonnes chansons. Et encore une fois, pour moi, il s’agissait de reconsidérer l’expérience d’un nouvel album pour Johnny – le numéro 40, le numéro 45, le numéro 70 ou peut importe – et de le penser cette fois comme : « Tout ce que nous faisons doit être le mieux que nous puissions faire, peut importe ce que ça demande ». »

Johnny Cash : « Au festival de Glastonbury, en Angleterre, juché sur mon tabouret, j’ai joué mes chansons pour un public de 100 000 jeunes, qui m’ont réellement écouté. Ce soir là j’ai réalisé que la boucle était bouclée. J’avais ramené ma musique à sa nudité première, d’avant la célébrité, d’avant l’électricité, d’avant Memphis. Comme si j’étais de retour à Dyess, que je chantais assis sur les marches à l’avant de la maison avec Maman pour seule auditrice, un soir des années 1940, sous le ciel clair de l’Arkansas, tandis que les panthères faisaient entendre leur feulement dans les buissons, avec l’impression, au bout du compte et presque miraculeusement, que le public appréciait cette sensation autant que je l’appréciais moi-même. »

 

 


Les paroles de Rick Rubin sont extraites d’une interview par Lydia Hutchinson pour le magazine Perfoming Songwriter : http://performingsongwriter.com/rick-rubin/

Les paroles de Johnny Cash sont extraites de son autobiographie : Johnny Cash, Cash : L’autobiographie, Le castor Astral, 1997.