Théâtre & sonorisation : 3 fois plus de haut-parleurs pour un son de pluie que pour un groupe de rock

 

Lorsqu’on se rend à un concert, on est habitués aux deux enceintes 1 qui trônent de part et d’autre de la scène et qui permettent de diffuser la musique jusqu’aux oreilles de tous les spectateurs. Que le concert soit du Jazz ou du Post-Rock, ce système de diffusion sera la plupart du temps parfaitement adéquat. On a donc de quoi être dubitatif quand on voit un créateur sonore d’une pièce de théâtre s’afférer à brancher une bonne dizaine d’enceintes pour diffuser des ambiances assez légères… Explications.

 

 

Les enjeux du son au théâtre sont très différents de ceux de la sonorisation d’un concert. Un de ces enjeux, celui qui nous intéresse aujourd’hui, va être de recréer un univers, réaliste ou non, et de plonger le spectateur dedans. Prenons un exemple concret : on veut situer l’action sur une place de village sous la pluie. Facile. On va chercher sur internet « son de pluie », choisir celui qui nous plait le mieux, ou bien l’enregistrer nous même avec toutes les précautions nécessaire et le diffuser dans le système son du théâtre, ces fameuses deux enceintes de façade, et on sera probablement très déçu du résultat : une sensation d’ « effet sonore » pas crédible pour un sou. Plusieurs raisons à ce phénomène.

La première, c’est que le « son de pluie » est en réalité une multitude de sons de gouttes qui tombe sur le sol, dans les arbres, ou sur des objets. Avec notre son enregistré qui sort des enceintes, l’oreille entend bien que toutes ces gouttes sortent de la même boite située au dessus de nos têtes et la sensation est très différente. Une première étape va être de diffuser ce même son de pluie avec des enceintes situées au sol, en fond de scène ce qui provoquera une sensation déjà plus agréable en terme de localisation du son.

L’autre raison, c’est celle que décrit Daniel Deshays dans son livre Pour une écriture du son, qui s’interroge sur notre manière de percevoir la pluie dans le monde réel. « Entendue dans la nature, la pluie n’est en réalité perçue que par bribes, dans un continuum qui n’apparaît pas en permanence à notre conscience. » 2 Autrement dit, notre cerveau va y faire attention un instant, et passer à autre chose, puis revenir dessus plus tard. Lors d’une conversation dans un bar, on ne va pas entendre continuellement le brouhaha ambiant, on va l’oublier très vite en entamant une discussion… « La diffusion continue du flux d’une pluie par les haut-parleurs ne produira, hélas, pas la même sensation. Nous nous trouvons alors face à de la surprésence qui ne cesse de nous dire “écoutez, il pleut” ». 2

Une solution possible est alors de multiplier les points de diffusion, et de recréer ainsi un monde sonore dans le théâtre, plutôt que de vouloir imposer à l’oreille un espace sonore préenregistré. On va ainsi diffuser un son de pluie qui tombe sur l’herbe dans une ou deux enceintes en fond de scène, un son de gouttière dans une autre enceinte cachée dans le décor, un ruissellement dans un caniveau dans une quatrième, quelques gouttes tombant sur de la tôle dans un cinquième haut-parleur accroché en hauteur etc… L’auditeur retrouve ainsi sa liberté d’écoute, et peut choisir d’accorder de l’attention à tel ou tel événement sonore.

Cette manière de procéder, généralement appelée multi-diffusion, est très différente du multi-canal (système 5.1 par exemple), qui vise lui à retranscrire un espace sonore préenregistré, et qui n’est optimal que lorsqu’on est au centre de la salle. Dans l’exemple qu’on a donné, on recrée un petit monde sonore qui résonne sur la scène et dans la salle, au même titre que les voix des comédiens, et qui fonctionne peut importe la place que l’on a dans la salle.

Précisons pour finir, que cet article n’a pas pour vocation à dire « voilà comment il faut faire », mais juste humblement d’ouvrir des pistes de réflexions à ceux qui s’intéressent à la question du son dans le spectacle vivant.

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1 Pour être précis, ajoutons qu’il y a généralement, un ou deux subwoofers, couplés à ces enceintes qui permettent de diffuser les fréquences graves. Ajoutons également que dans les grandes salles, il y a bien souvent plusieurs enceintes de chaque coté, voire un empilement de Haut-Parleurs, un Line-Array, permettant de diffuser le son de manière cohérente dans toute la salle. Mais ceci ne change rien à notre histoire…

2 Daniel Deshays, Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2006